La liste

Publié le par Le gardien du temps qu'il reste

Ce lundi, il se réveilla de bonne heure. Il n'était plus temps de perdre du temps. Sans qu'il ait été prouvé scientifiquement, l'événement, de taille, ne lui laissait pas le loisir de tergiverser. La fin du monde avait été annoncée, suffisamment à l'avance pour qu'une bonne part de la population s'y résigne, il fallait le quitter sans regret, et plutôt que de se lamenter, au lieu des prières lancées vers un ciel vide qui allait disparaître, Martin avait depuis entrepris de composer une liste.
Il avait patiemment réfléchi, aligné des arguments, noté des noms dans un carnet, il en avait biffé certains, il était revenu sur quelques-uns d'entre eux qu'il convenait, tous comptes faits, de réintégrer à la liste. Au soir, très tard dans la nuit de mardi, il constata que son petit recensement personnel était achevé et s'endormit très vite.
Il commença par appeler sa mère, la prévenant de sa venue à l'heure du déjeuner. Entre temps, il pourrait rencontrer quelques amis et connaissances qui résidaient non loin et figuraient dans son carnet. Puis il réserva un aller-retour en train pour le lendemain, son ex-femme avait déménagé en province, il se devait de lui faire une visite.
Le 21 tombait un vendredi, il aurait encore, en plus des soirées qu'il désirait occuper à aller voir ses voisins, toute la journée du mercredi pour se rendre chez son dentiste, tant pis, il irait à l'improviste, et celle du jeudi pour terminer sa tâche auprès de son patron et de ses collègues.
Il emmena sa mère au restaurant où elle avait ses habitudes depuis plus de quinze ans. Le maître d'hôtel affable, souriant, les accueillit comme il se devait, comme à l'accoutumée offrit l'apéritif et les laissa s'absorber dans une carte qu'ils connaissaient par cœur, mais qu'ils relisaient chaque fois faisant mine d'y découvrir des nouveautés qu'il fallait goûter. Ils choisirent des mets raffinés que d'ordinaire ils évitaient, rapport à leur prix exorbitant, et un peu plus de vin qu'il n'était nécessaire. De grands, bons et solides vins. Des vins que l'on s'accorde pour le plaisir.
Durant le déjeuner, la mère de Martin, comme gouvernée par une seconde nature, lui reprocha le laisser-aller de sa tenue vestimentaire, sa coiffure négligée, son absence d'ambition, son renoncement à progresser sur l'échelle sociale, le peu d'intérêt que suscitaient ses conquêtes féminines, la mauvaise influence de certains de ses amis. D'une manière générale, elle le trouvait insipide et condamnait son manque de confiance en lui. Inlassablement, il répondait qu'elle exagérait ou qu'elle se faisait des idées, et retournait conciliant à son assiette.
Au dessert, alors qu'elle avait entrepris de porter ses récriminations sur le registre domestique – il logeait dans une maison trop exiguë, mal située, dans un quartier peu reluisant, mal desservi et pas bien fréquenté enfin, pour couronner le tout, le ménage et la décoration laissaient à désirer – Martin lui prit la main, et lui coupant la parole lui demanda si elle était au courant.
Elle crut tout d'abord qu'il allait lui annoncer une nouvelle catastrophe, du genre féminin, dont elle se méfierait dès le premier coup d'œil et qui la conforterait dans son sentiment initial tout le temps que durerait la relation avec son fils. Non, il n'avait pas encore rencontré quelqu'un. Ce qui allait se produire dépassait de loin la gravité d'une union appelée à se solder par un fiasco. Il n'avait pas non plus été licencié, de ce côté, rien n'évoluait. De quoi s'agissait-il, alors ? Ah oui ! L'apocalypse ! L'information que les radios, les télés relayaient quasiment sans discontinuer depuis bientôt trois ans. Eh bien, il n'y avait guère à s'en formaliser. Tout ceci ressemblait à un délire savamment orchestré par une brochette de scientifiques, de prédicateurs et de journalistes en mal de reconnaissance, qui ne savaient plus quoi trouver pour faire leurs intéressants.
Elle ne fut pas plus étonnée que cela lorsqu'il lui avoua qu'il prenait la chose au sérieux. Il avait toujours fait preuve d'une crédulité qui confinait presque au comble de la stupidité. Il laissa passer le flot des considérations maternelles sur les messages alarmistes du même tonneau, les escrocs intellectuels qui les inventent et les diffusent et enfin les imbéciles qui s'y fient.
Martin ne s'en soucia pas. Il sortit et tendit son carnet à sa mère et lui demanda une grande attention. Eh bien quoi, c'est une liste de noms. Le sien figurait en tête, de quoi s'agissait-il ?
Martin lui expliqua qu'il désirait que chacune des personnes dont il avait noté le nom se souvienne de lui avant leur mort. Encore une lubie stupide. Etait-il fou ? Bien évidemment qu'elle se souviendrait de lui, elle était sa mère tout de même.
Martin ne répondit pas. Il engloutit son verre de vin, s'essuya la bouche, reposa sa serviette et tout en se levant, récupéra son carnet. Debout face à elle, il observa un instant sa mère qui ne comprenait rien au manège auquel il se livrait. Il lui sourit.
Sa main s'envola loin au-dessus de son épaule, et décrivant un ample arc de cercle, fouetta l'air et vint s'abattre sur la joue de sa mère. La gifle assourdit le brouhaha et répandit un silence sépulcral dans le restaurant.
« Pour l'ensemble de ton œuvre, commenta seulement Martin, en rayant sur le carnet le premier nom de sa liste, au suivant, maintenant ! »

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article