Pépé (01)

Publié le par Le gardien du temps qu'il reste

Pépé patientait en s'emmerdant, allongé sur ce qui devrait devenir d'ici peu son lit de mort. Ses fils s'affairaient, Claude et Marc, les aînés, des jumeaux qui se ressemblaient trait pour trait, à la ferme, et Pascal, le cadet dans son bureau d'où il dirigeait son entreprise de déménagement, à attendre le client et à diligenter les camions et les porteurs. Ses belles-filles faisaient les assistantes maternelles pour arrondir les fins de mois, ce qui leur permettait en outre de nourrir les volailles, les lapins, préparer les repas, aller chercher les enfants à l'école, effectuer le repassage, veiller au paiement des factures, assurer le ménage et surveiller Marisa, l'épouse du déménageur, qui s'occupait du vieux et dont elles se méfiaient.
Tous maugréaient en silence, chacun à son occupation. Une sombre inquiétude plantée dans le crâne.
Il les avait convoqués, tous, le mois précédent, un dimanche soir. Ils s'étaient installés autour du lit, ne sachant trop à quoi s'attendre.
« Mes enfants, avait-il dit gravement, le souffle court. C'est la fin. Je vais crever. C'est de mon âge, hein ! Vous allez vous partager mon bien, il vous revient. De toute façon, vous n'allez pas en profiter longtemps. »
Il se tut. Les fils, leurs femmes se regardèrent sans comprendre. Les belles-filles se mirent à dévisager Marisa à la dérobée. Qu'avait-elle manigancé, cette garce ? Le vieux l'avait-elle mise au courant de quelque chose qu'il ne souhaitait pas leur dire à eux ? Il reprit.
« J'ai lu les journaux. Ma petite Marisa me les apporte toujours. Non, vous n'en profiterez pas longtemps, de l'héritage, la ferme, les meubles, l'argent. Croyez bien que je le regrette. J'ai souvent été dur avec vous, mais c'est parce que je ne savais pas dire que je vous aime. Oui, j'ai lu les journaux, et ils le disent bien ! »
Qu'est-ce que c'était encore que cette lubie ! Ils finissaient de se convaincre que Marisa n'était pas étrangère à cette affaire-là. Et puis quels journaux, d'abord ! Des revues imbéciles composées de potins, de nouvelles inutiles, des attrape-couillons.
« Mes pauvres enfants, ça va être la fin du monde. Tout le monde l'a prédit. Des vieilles civilisations dont je ne sais plus le nom, Nostradamus, des devins des anciens temps, même les scientifiques d'aujourd'hui dont on ne comprend rien à ce qu'ils disent. La fin du monde, oui. Des cataclysmes partout, l'enfer sur terre. Des souffrances épouvantables. Ça correspond à ce qui est écrit dans la Bible. Ah quelle misère. Regardez bien le ciel pour vous préparer. Allez voir le curé, faites bien tout ce qu'il vous dira, des fois qu'il y ait un après. C'était mon devoir de vous prévenir. Allez maintenant, laissez-moi me reposer en paix. »
Et il s'était endormi.
Pépé n'était plus ce qu'il avait été, mais la tête tenait bon, du moins, on en avait l'impression. C'étaient ses pauvres jambes qui ne le supportaient plus depuis sa chute d'un arbre qu'il s'était entêté de vouloir tailler. Il était resté suspendu trois heures, coincé par le bras entre deux branches. A bout de forces, en cherchant à se dégager, son corps était tombé comme un plomb. Il s'était fracassé le bassin. A l'heure du repas, on s'était inquiété de ne pas le voir revenir. On l'avait trouvé là, au bas de son arbre, gueulant tout ce qu'il pouvait, maudissant pêle-mêle sa descendance, Dieu, le voisinage qui pour une fois ne s'occupait pas à l'épier. Tant qu'il gueulait, il y avait de l'espoir. La médecine le sauverait, mais il en conserverait des séquelles. Il garda le lit de nombreux mois, à l'hôpital, puis à la ferme. Il se remit. De ce jour, Marisa fut dévolue au rôle de garde-malade. Elle ne relâchait pas sa présence auprès du vieux, lui prodiguant mille douceurs, particulièrement à l'heure de la toilette où il ne manquait pas de glisser sa main sous la jupe de sa belle-fille qui conciliante, ne lui refusait rien. Sa convalescence s'en trouvait renforcée. Quand le moral va, tout va! Puis un jour, il eut une attaque. Il ne se leva pour ainsi dire plus. Marisa ne s'en occupa pas moins et continua de choyer Pépé avec le même enjouement, ce qui accrut la méfiance de ses belles-sœurs.
Il faut dire que cette belle brune brésilienne dont Pascal s'était entiché en était à son troisième mariage. Veuve deux fois ! Deux fois enrichie par la grâce de la viduité. Elles gardaient l'œil sur cette jolie mante religieuse, aux seins fermes, toujours de bonne humeur, aimante, aux dires de Pascal. Elle avait tous les défauts ! Les maris, Pépé et les enfants l'adoraient ; elles la détestaient.
Quelque temps après son attaque, l'état de Pépé s'était dégradé. Il sentait la mort approcher. C'est à ce moment qu'il fit venir ses enfants. Depuis, il ne cessa de ressasser cette histoire de fin du monde, à toujours répéter les mêmes mots.
« Vous n'en profiterez pas beaucoup... Vous ne me survivrez pas longtemps... Votre temps comme le mien est bientôt venu... Il vous reste moins de deux ans... »
Ça virait à l'obsession. Plus moyen de le visiter sans qu'il ne se lance dans cette foutue litanie. Ça portait au moral. Qu'ils traient les vaches, ils imaginaient l'agonie de leurs bêtes, que le blé mûrisse, ils voyaient se dessécher les épis, qu'ils moissonnent, ils songeaient à des  déluges et au pourrissement des grains et de la paille. Moins attentifs dans leurs travaux, les hommes avaient failli se blesser sévèrement, ils devenaient acariâtres, une ombre permanente planait au-dessus de leurs têtes. Jamais ils ne sortaient plus sans guetter dans le ciel le signe d'un cataclysme qui viendrait des étoiles, sans renifler le vent, des fois qu'ils y eurent décelé  un parfum de tempête.
Pépé les agaçait, ils se montraient bourrus avec lui. Les femmes se faisaient moins aimables. On ne montait plus le voir qu'avec angoisse et rancœur. On ne s'éternisait pas dans sa chambre. Le bonjour sortait sèchement de leurs bouches. Tous s'en rendaient compte, y compris Pépé. Seule Marisa ne changeait pas de comportement à son égard, qui continuait de passer de longues heures avec lui, à lui parler longuement avec douceur, qui changeait ses draps et son linge quand une semi-incontinence l'avait conduit à se mouiller. Il ne la rebutait pas, elle touchait son corps, ne le brusquait pas, à l'occasion ravivait sa virilité de la main et des lèvres.
« Il finirait par nous porter la poisse, avait conclu l'un des jumeaux lors d'un dîner. Il faut qu'il cesse. » « C'est de sa faute à elle, avaient confié dans le secret de leurs chambres respectives les épouses à leurs jumeaux de maris, visant Marisa. C'est elle qui lui a mis ces idées dans la tête, elle l'incite à vous prendre en grippe, à vous déshériter si ça se trouve. » On en viendrait presque à souhaiter sa mort.
A suivre...

Publié dans Nouvelles

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